Louves

Il y a dans la lignée des femmes de ma famille cette blessure incroyable, cet impossible partage de vie,  louves féroces et solitaires.
Comme si, séduites, il nous fallait appartenir, et que mariées, il nous fallait rencontrer à merveille les plus fades clichés de la femme attachée. Rentrer dans le moule, se fondre et disparaître, fades à pleurer, ne brillant  que dehors, d’autres talents, mais cherchant chez soi la normalité absolue.
Vous ne me connaissez pas, et si vous me croisiez par hasard dans la rue, il y a bien des chances pour que vous ne me remarquiez pas. Je suis d’apparence ce qu’il y a de plus ordinaire. J’ai des cheveux ordinaires, un corps ordinaire, je me transforme en canard mouillé sous le ciel belge, et en écrevisse ailleurs. Mes yeux, parfois, me trahissent.
Vous ne sauriez pas ce qui bouillonne au dedans, la vie qui me brûle, comme la mort me rongeait autrefois. L’appétit, l’exigence à goûter, sentir, dire, ressentir, exulter, aimer. Je ne peux pas me contenter de la tiédeur, non.
Et pourtant, comme malédiction, dès que je tente de partager mes heures, je m’affadis. Je me réduis.
J’ai vu, il y a quelques années, une très belle adaptation à la scène de « Chambre 411 », de Simona Vinci.  J’ai pleuré. J’ai pleuré au théâtre, comme un roseau casse, parce que cette femme reprochait à l’homme aimé de la travestir, de la réduire. Et que tout, tout montrait qu’elle-même, elle seule,   s’était engluée, réfrénée, réduite.
Voilà donc le point. Les oiseaux sauvages, les louves de ma meute, et combien d’autres, tentant de répondre à ce que nous croyons être notre rôle, perdons l’essence même de ce qui nous construit, de ce qui a séduit, de ce qui nous lie.
Et l’homme de s’étonner de ne plus nous reconnaître. Et nous d’hurler que nous faisons « tout pour lui ». Sauf ce qu’il attend, peut-être.  Et surtout, tout ce qu’il faut pour nous perdre nous-même.
Oh, je devrais prendre mille précautions pour écrire cela. On touche au relationnel, aux questions de genres, aux fragilités de chacun, aux combats d’hier et d’aujourd’hui. Et pourtant. Je n’ai rien d’une chienne de garde, même si je suis sensible aux questions d’inégalités. Je n’ai rien d’une Femen, même si, oui, j’avoue, parfois je porte des décolletés à faire rougir le curé. Je suis juste une femme, avec des aspirations et des réalités, des désirs et des frustrations, du plaisir, un peu d’ambition, beaucoup de rêves. Et surtout, je ne fais état ici d’aucun combat, et d’aucune vérité universelle. Juste un regard, sur une histoire qui se répète.
L’aïeule s’est mariée juste après la guerre. Elle a accouché 5 mois après son mariage… Je vous fais un dessin ? Ils sont restés mariés jusqu’à la mort, quasi soixante ans. C’est beau ? Pas tant que ça. Les vingt dernières années, elle les a passée à lui reprocher combien il l’avait empêchée de vivre et de s’épanouir, et combien la vie à la campagne, l’âge de la pension venu, l’avait privée de tout contact avec le monde extérieur, exil de ses repères, de ses habitudes, des arbres suspendus, pour qu’il puisse avoir son jardin, ses légumes, ses fraises et ses krompir.
Il pensait lui faire plaisir en achetant une maison, pour qu’elle puisse avoir de la place, du calme, du repos, plutôt que leur petit appartement au cœur de la ville.
La plus fragile a essayé, et essayé encore, d’être mère aimante, épouse dévouée,  allant jusqu’à choisir des compagnons dont la tiédeur casanière éteignait de toute évidence ses appétits d’ailleurs, de voyages, d’explorations. Elle aurait pu voyager seule, pourtant. Rien ne l’empêchait. L’aventurière exaltait au bras d’amants extraordinaires, tandis que l’épouse enterrait ses rêves dans un lit sans couleurs.
La plus belle, celle dont le bonheur rayonne à des kilomètres à la ronde, a trouvé un équilibre dans le temps. D’un premier mariage aux allures de cage, elle a pris le chemin de la solitude, parfois inconfortable, et dans le même temps exaltant d’aventures fantastiques, de rencontres éphémères ou durables, de natures diverses. Le temps a passé, le repos est venu, elle a croisé un homme qui lui ressemblait, mais plus jeune, plus fou, autant père que fils, autant amant que compagnon. Elle l’a épousé, à passé soixante ans.
Et moi, j’ai fait pareil. J’ai suivi le chemin de ma meute, j’ai aimé beaucoup, et fort, très fort, des hommes qui ont suivi d’autres routes, et j’ai tenté la sagesse des vies de banlieue ordinaires. J’ai échoué, je me suis relevée. J’ai aimé encore, parfois j’ai juste baisé, parfois j’ai tenté d’être juste moi, montagne à paradoxe, qui court après ce qu’elle fuit.
Nous, femmes de ma meute, cherchons la paix sans la savourer, cherchons l’amour sans pouvoir le cultiver, cherchons le désir là où d’autres l’ont oublié.
Nous sommes les louves, le nez au sol, les yeux myopes, et nous trébuchons.  Nous nous trompons, nous ne savons pas. Toute la vie sans doute, j’apprendrai, réalisant au pied de l’autel que je me trompe, et au pied du lit qu’il me faut renoncer.
Je n’ai pas la solution.
Les mots tombés du lit sont : couple,  désir, malédiction, ordinaire

6 commentaires sur “6”

  1. coucou,
    J’ai lu c’est beau. Fine et sensible analyse, et texte trés certainement porteur d’universalité.

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