F(r)iction S01-E04

Ce soir j’ai rendez-vous avec mon amant. C’est la troisième fois depuis la fin du Grand Confinement Mondial. Une fois tous les trois mois, comme le prévoient les règles d’hygiène du monde d’après. Je suis impatiente. Ca fait plusieurs semaines que je n’ai parlé à personne d’autre que mes trois compagnes. Je les aime beaucoup, c’est pas ça. Mais je crois que malgré tout, j’aime encore le sexe d’homme.

Pour avoir l’autorisation de se voir, il faut passer le test buccal. C’est un nouvel outil diagnostic développé par l’Université de Namur, un chewing gum qui réagit à la salive et colore la bouche selon le statut sérologique. Tes lèvres sont violettes ? Tu es porteur asymptomatique. Elles virent au bleu ciel ? Tu es contagieux… Dès que tes lèvres virent au bleu indigo, tu es interdit de sortie. Distribués dans tous les magasins, ces tests sont, comme le préservatif des années 90, un réflexe incontournable. Plus personne ne fait attention à ces êtres aux maquillages déjantés. Il en reste bien l’un ou l’autre qui tente de cacher sa bouche derrière un masque de coton opaque, mais les derniers modèles, imprimés en résine transparente souple et moulés à froid sur le visage, ont rendu suspects les masques en tissu.

Pour l’instant, mon amant a les lèvres turquoise. Moi je suis fuchsia éclatant. Cela veut dire que ni lui ni moi ne risquons quoi que ce soit, du moment qu’on se voit dans un lieu qui répond aux normes d’entretien : draps en papier, douche à jets antiseptiques, lavage des mains toutes les 15 minutes ou gants sensoriels obligatoires.  Et nouveau test-chewing-gum quotidien pendant les 10 jours suivants. Parfois, le statut change, et ces réactions successives donnent des mélanges de couleur très étonnants, maculant les lèvres d’arc-en-ciel. On les appelle les Rainbow Lovers. C’est très mal vu, d’être Rainbow.  

En dehors des périodes de rut, où les résultats doivent être bien visibles de tous,  les tests sérologiques se font tous les mois grâce à un stylet connecté. On se pique le doigt, comme les diabétiques au temps où le sucre était autorisé,  et le stylet communique le résultat dans la seconde, via l’application téléphonique obligatoire. Le testé est informé de son statut, de même que tous les soignants, pharmaciens et médecins qui le suivent habituellement. Tout ça, c’est grâce à la connexion par satellite starlink, qui s’est vraiment révélée le top du top pour tout ce qui concerne les déplacements et achats de médicaments. Vu la finesse des tests actuels, on bénéficie d’une information en temps réel des déplacements autorisés.

Les horaires sont très stricts. Les immunisés ont le droit de faire leurs courses en premier, entre 9h30 et 11h. Ensuite, les aidants, ceux qui vont porter les courses dans les familles avec enfants. Enfin, les asymptomatiques, juste avant la désinfection des rues.. Les malades, qu’ils soient fortement atteints ou qu’ils aient juste perdu l’odorat, doivent se contenter des repas d’Etat, fournis à tous ceux dans le besoin par la Cafétéria, où travaillent pour presque rien tous ces entrepreneurs qui ont dû fermer leur restaurant lors du Grand Confinement. 

Les parents ont droit à plus, car ils sont protégés… C’est tellement rare d’avoir une naissance aujourd’hui. Depuis les traitements javelopathiques massifs, les hommes sont presque tous stériles. On a bien tenté de développer la fécondation ovule/ovule, mais à ce jour, la méthode n’est pas encore stable. Alors, quand une grossesse est annoncée, la mère est mise en isolement total jusqu’à l’accouchement. Elle reçoit sa nourriture par drone trois fois par jour, mais onne peut prendre aucun risque : pas de contact ! Après la naissance, si la mère se remet, elle peut prendre son congé éducationnel obligatoire de 12 ans. Mais souvent, reconnaissons-le, l’isolement et les conditions d’accouchement ont raison de sa santé mentale. On assiste donc à une explosion des familles monoparentales dans les banlieues. Quatre jours sur cinq, l’enfant vit à la maison, -ce qui est très logique- et y apprend l’essentiel : comment survivre dans ce monde, comment se protéger du virus, comment bien faire son test sérologique soi-même, comment faire pousser ses fruits et légumes, comment commander de la nourriture et gérer ses stocks, comment fabriquer ses masques, comment recycler l’eau dans la maison, comment vivre en communauté monogenrée. 

Le lundi, les enfants vont à l’école, pour la leçon du Grand Savoir Encyclopédique, ce conglomérat de connaissances théoriques d’un autre temps. Ca sert peu au quotidien, mais ça aide à remporter les tournois de jeux de société qui ont lieu tous les jeudis dans les communautés. Hé, les soirées sont longues, il faut bien s’occuper !

Lors de la création des communautés, chacun a dû choisir trois activités. Il y a la communauté de l’apéro, la communauté des jeux de cartes, la communauté des couturières, la communauté des mangeurs de barbecue, ou encore la communauté des chimistes… Chaque communauté est monogenrée, évidemment, et a un statut sérologique identique. Pas question que des asymptomatiques vivent avec des virgin, ce serait bien trop risqué. Lors du test mensuel, si quelqu’un change de statut sérologique, il est obligé de rejoindre une autre communauté, là où il y a de la place. Son déplacement est tracé, bien sûr, et toutes ses autorisations sont mises à jour : horaire de sortie autorisée, système alimentaire,  travail obligatoire… 

Depuis la grande épidémie, puis la réforme des salaires et la chute de la natalité, les choses ont bien changé. Tout le monde travaille, le plus souvent 2 jours par semaine. Plus un emploi est utile à la collectivité, mieux il est payé. Les métiers les plus risqués, ceux au contact du public et donc, potentiellement du virus, reçoivent une prime de risque de l’Etat. Les filières d’études paramédicales n’ont jamais eu autant de succès. La prime est évidemment aussi allouée aux artistes, vu qu’ils côtoient du public. C’est un peu ce qui a sauvé la culture en fait. La plupart d’entre eux vivaient des situations catastrophiques à la fin du confinement. Or, les études ont prouvé que le rire, l’émerveillement, le plaisir activait le système immunitaire, presque autant que les extraits d’échinacée. On a donc instauré le théâtre obligatoire, le mardi – un spectateur par représentation, des spectacles de 35 minutes- et le cinéma en drive-in, le samedi. Les parkings autrefois bondés ont ainsi retrouvé une utilité : chacun dans sa voiturette étanche, on ne risque pas grand’chose à regarder le film.  

Pour mon rendez-vous de ce soir, j’avais envie d’une petite robe légère, de ces choses qu’on portait autrefois sans se soucier d’exposer sa peau à autre chose qu’au soleil, et de ces dentelles indécentes qui habillent suffisamment pour donner envie de se déshabiller… A 9h30, je faisais déjà la file devant ma boutique préférée. Cela ira vite, j’ai le ticket 3. Avec un peu de chance j’aurai le temps de faire mes trois achats autorisés de la journée : gel sexuel, pseudo-fromage et schweppes (hé oui, je suis membre de la Communauté des Apéros, j’y ai droit). La vendeuse qui m’est assignée est une orange. Visiblement, elle a eu un rendez-vous de fécondation il n’y a pas longtemps, car ses lèvres et son décolleté sont encore colorés de turquoise… Elle me propose un déshabillé de dentelle napperon couleur framboise du plus belle effet, avec une sur-robe à usage unique assortie à mes lèvres fuchsia. La matière est douce, c’est du papier de soie, plutôt rare et garanti résistant au gel hydroalcoolique. Ca coûte un bras. En même temps, j’ai fait pas mal d’économies depuis que j’ai remplacé les soirées poker par le drive-in… Allez, soyons fous, c’est pas tous les jours sexe ! Je me place devant le miroir intelligent, qui vérifie ma température, mes mensurations, ma couleur de peau et de lèvres… En trois clics, la vendeuse programme l’impression de ma commande, réceptionne les pièces, vérifie la découpe et me livre mon paquet via le coffre sécurisé sans contact. Je n’ai rien essayé, rien touché, rien dérangé. Pas de contact, pas de contamination. 

Il est déjà 10h40 quand je peux rejoindre le Love Shop, pour me réapprovisionner en gel d’étanchéité sexuelle. Cette invention toute récente est absolument géniale. Au départ, c’était prévu pour protéger les respirateurs de la corosion liée au virus. Une couche de gel empêchait l’acidité d’attaquer les composantes. Il n’a pas fallu attendre longtemps à la fin de la première épidémie pour trouver d’autres indications au SuperGlide. Si chacun des amants s’en enduit, ça laisse plus de chance aux rares spermatozoïdes de survivre, et donc de féconder un ovule. La plupart des femmes refusent de l’utiliser. Car qui dit fécondation dit grossesse, et le taux de mortalité des parturientes a tellement augmenté – on parle de 80% – que de plus en plus de femmes refusent d’avoir des enfants. Non, le sexe hétérosexuel n’est plus très populaire, par ici. Fichtre, que j’ai de la chance d’avoir été stérilisée à l’adolescence ! Les sextoys ont bien plus la cote.  Grâce à la réalité virtuelle, on peut tester les jouets avant de les acheter, pour être sûr de choisir le jouet adapté à sa morphologie, à ses goûts, et à ses pratiques. On peut même se fabriquer un sex-robot sur mesure : les bras, les doigts, les sexes sont customisables à l’infini. Cette idée de repenser l’industrie automobile en quelque chose de plus utile pour contrôler les masses, quel coup de génie !  

On a appliqué les mêmes méthodes de simulation pour choisir ses compagnons de vies. Chacun a droit à trois partenaires, un par centre d’intérêt, et, évidemment,  de même sexe. Dans les communautés, la mixité est interdite. Il y avait eu trop de victimes de violence pendant le confinement. Séparer les genres ne réglait pas tout, mais cela avait apaisé certaines tensions. Il existait ça et là des communautés mixtes, essentiellement composées de familles dont la femme avait survécu à la grossesse, et quelques communautés a-genres. On les voit peu, mais à ce qu’on dit, ce sont des gens qui ont choisi la liberté comme centre d’intérêt… Des idéalistes, pour sûr. 

Mes trois partenaires sont magnifiques. Elles sont émouvantes et vraies, chacune me comble à sa façon. Ma partenaire d’apéro est une femme de goût. Elle lit beaucoup, elle travaille trop : trois jours par semaine, c’est difficilement compatible avec les activités de culture obligatoire. Mais elle tient l’alcool comme personne, et sa conversation est des plus agréables. Nous avions le choix entre un apéro partagé en tête-à-tête un jour sur deux, ou une soirée entière, avec trois alcools différents, et un cocktail maker rien que pour nous. On a bien sûr choisi le cocktail maker… Par mesure d’hygiène, vu que le papier des vêtements résiste mal à l’humidité, il travaille en masque moulé et boxer moulant. En plus d’être bon, c’est agréable pour les yeux. Que demander de plus ? 

En deuxième centre d’intérêt, j’ai mis l’écriture. Pour deux raisons. D’une part, les autrices ont droit à un traitement de faveur : le temps de partage n’est pas limité. On peut passer la nuit à écrire, on peut même parler pour échanger nos idées, et bien sûr forniquer. Evidemment, pour le bien-être de la communauté, chaque duo d’autrices a droit à un superbe studio aménagé de tous les conforts possibles, dont deux chambrettes avec de vrais draps de coton. La seule contrainte est de fournir suffisamment de textes pour assurer le fonctionnement du théâtre obligatoire. Et vu le nombre de compagnies qui ont éclos, il y a de quoi s’occuper ! D’autre part, nous sommes spécialisées en théâtre érotique sans contact. On nourrit notre travail du théatre japonais historique, et des romans de Sarah Waters, une écrivaine du début du siècle. Bien sûr, le fact-checking étant obligatoire dans tous les domaines, nous devons vérifier la faisabilité de nos inventions : les jeux de regard, les effleurements, les mots murmurés font notre quotidien.

Comme troisième centre d’intérêt, j’avais longuement hésité entre la vulgarisation scientifique et le sexe.  Finalement, au vu des tristes conditions des rencontres sexuelles,  j’ai choisi la politique. Car pour élaborer les programmes de gestion citoyenne, il faut de toute façon plonger dans les matières scientifiques. Et comme le processus de contrôle systématique de l’efficacité des politiques menées a fait peur à la plupart des politiciens de l’ancien monde, je n’avais pas grand chose à perdre. Au mieux, je pouvais apprendre et servir. Au pire, je devrais changer de centre d’intérêt. L’avantage d’être autiste à haut niveau de fonctionnement dans ce nouveau monde était clair: mes certificats d’honnêteté congénitale et de trouveuse de solutions m’ouvraient bien plus de portes qu’autrefois.

En rentrant à la résidence, il était plus que temps de me préparer à mon rendez-vous du soir. Pour ces retrouvailles – le troisième rendez-vous, c’est du sérieux… – nous avions dûment rentré notre scénario à l’OCF, organe de contrôle de la fornication. C’était ainsi : pas de place à l’improvisation, chaque déplacement, chaque étape étaient convenus d’avance, retranscrits et soumis pour aval à l’autorité. Ceux qui manquaient d’imagination pouvaient puiser dans un des catalogues “Scènes de sexe”, catalogue qui reprenait d’ailleurs quelques-unes des plus belles scènes de théâtre érotique que j’avais coécrite. Mais pour ce soir, nous avions écrit les scènes nous-mêmes, en nous basant sur nos souvenirs de confinement et quelques scènes de cinéma mythiques. Chacun avait choisi son sextoy préféré, et nous avions prévu  une heure de préliminaire, les yeux dans les yeux, chacun de part et d’autres de la pièce. Vu que le contact, le vrai, peau à peau, mélange de sueurs, fluides et morsure, était strictement limité à onze minutes, il était essentiel d’être au paroxysme du désir quand la minuterie s’enclencherait. Une heure… C’est long. Mais une heure, quand on enlève la désinfection, la séduction, la discussion, et surtout le temps nécessaire à oublier les caméras thermiques et à enfiler les équipements de sexe, une heure c’est court. 

Ma robe de papier de soie semblait troubler énormément mon amant. Finalement, j’avais bien fait de craquer. Ses yeux brillaient, ses joues rosissaient. Il était vraiment à croquer. Nous avons enfilé nos gants à transmission sensorielle, et nos casques de réalité augmentée. Tandis que je me la jouais très Almodovar, il hésitait encore entre Spielberg et Tarantino. La programmation de nos casques de réalité virtuelle n’arrivait pas à composer le mélange parfait. Les machines ont aussi des faiblesses parfois. L’expérience nous avait appris que si nous encodions le code des enfers, le fameux 2020, cela réactivait les vieux films d’avant 1970.

Ni vu ni connu, alors que je me préparais à l’érotisme suave et torride, à être attachée sur le lit, volontaire et muy caliente, en un instant me voici soubrette à la jupe noire et au tablier blanc, la bottine salace, plongée dans le journal d’une femme de chambre… Je proteste, je m’émeus… Et là, l’amant me dit, avec son flegme toujours british : “Ne te plains pas. J’aurais pu finir en Christian Grey.” Ce côté autoritaire, même teinté d’horreur, me trouble joyeusement. Ecartant les pans délicats de ma robe de papier, je dégaine mon jouet, et choisi le plaisir solitaire, pour un long moment. Au bip de départ de la minuterie, mon sexe était trempé, et mon amant invisible. Ses mains gantées ont attrapé mes hanches, me soulevant de terre comme une poupée de chiffon, enfonçant son sexe droit dans mes courbes moites. Les secousses, le bassin qui claque contre mes fesses, et, en même temps que la sonnerie de fin, un cri, rauque et bestial, comme une victoire sur le temps. Il a joui. Moi pas. Et il nous reste vingt minutes avant la sortie. Tandis qu’il se lave et se rhabille, je traîne sur la banquette recouverte de papier. Le sexe grand ouvert, je profite avec indécence de cette vibration basse, sourde, qui fait convulser mon ventre et tendre mes cuisses. Il est prêt à partir quand vient mon plaisir. Il est déjà dehors quand je me rhabille. Non, décidément, le sexe hétérosexuel n’a plus la cote, aujourd’hui. 

J’ai quitté la cellule sexuelle en y abandonnant ma lingerie napperon. Il y a des nuits où j’aime enfreindre les règles. Masque moulé sur le visage, robe de papier et sexe nu, je rentre à la communauté. Avec un peu de chance, j’arriverai à temps pour la fête des illuminations. Cette tradition, instaurée il y a une dizaine d’années, pour célébrer la Belgique du passé et commémorer le temps où les autoroutes étaient tellement éclairées qu’on voyait le pays depuis l’espace. Une fois l’an, tout le pays s’illumine, lors du passage des satellites Google. Chacun doit – c’est une obligation civique – mettre à sa fenêtre, dans son potager, sur son toit-terrasse, une lumière de couleur, noir, jaune ou rouge, selon la zone où on habite. Le plan est communiqué à chaque habitant via les applications de contrôle. Chaque année, le dessin change, mais c’est toujours un symbole du pays : le drapeau, la frite, l’atomium… 

Quand je suis arrivée à la résidence, les lumières étaient déjà allumées, et on pouvait voir passer le satellite photographe dans le ciel. J’ai souri. Je ne savais pas que je sourirais plus encore quelques mois plus tard… Quand Google fit enfin sa mise à jour des cartes du pays, jour où tous nous découvririons le symbole choisi, un motif étrange se dessinait. J’hésitais, je n’étais pas sûre, j’ai dû zoomer un peu pour reconnaître…  Foutredieu, un kayak !