F(r)iction S02-E04

Je suis sortie aujourd’hui.

Ca ne m’arrive pas souvent, peut-être une fois par semaine, quand vraiment il le faut. J’essaie de me débrouiller avec les services de livraison “Vivres et livres”, le plus souvent j’y arrive. C’est vrai, je mange de moins en moins, ça aide. Le bruit de mes mâchoires me gêne, on dirait un broyeur, je ne le supporte plus. Au moins, quand il y avait la musique, je ne m’entendais pas. J’ai toujours tout fait en musique, d’ailleurs. Manger, sexer, lire, écrire même. C’est comme si l’archet du violoncelle donnait le tempo de mes doigts, comme si les percussions commandaient mon corps. Aujourd’hui il n’y a plus que le silence, et le bruit de mes os qui s’entrechoquent quand je mange. Parfois, je tapote ma fourchette sur l’assiette, en souvenir d’un rythme désuet, mais le bruit assourdi du bambou déprime mes souvenirs de faïence.  

J’ai traversé mon petit quartier résidentiel, de briques et de pavés.

Ces promenades me rendent nostalgique. Ici le petit appartement où je photographiais les hommes. Là, le petit théâtre, plus loin le marchand de livres. Tout cela est à l’abandon. Nous ne sommes plus assez nombreux dans le quartier pour qu’une boutique puisse survivre. Il y a eu beaucoup de morts ici. En cinq ans, la maladie a emporté environ un quart de la population. Tous, nous avons connu le chagrin. Un père, un enfant, un ami. Aujourd’hui les rues sont habillées de souvenirs et de silence. 

Il a fallu cinq ans pour trouver une solution pour gérer la Maladie. Lorsque la première crise s’est apaisée, mon petit pays a connu une métamorphose étonnante. Par chez moi, les gens ne sont pas fiers de leur talent. Pourtant, les premiers vaccins ont été conçus, testés et validés ici tout près. Les commandes ont afflué, les écoles ont formé des laborantins en urgence pour pouvoir répondre à la demande. Tout le pays a été vacciné, et a fourni des vaccins à l’Europe entière. La deuxième année, le virus avait muté. Ceux qui avaient été vaccinés et ceux qui ont survécu se pensaient à l’abri. Ce n’était pas le cas. La plupart sont morts. En tant qu’analyste, je peux le dire, cela a réglé quelques problèmes économiques récurrents dans le pays : pension, chômage…  Cynique ? Allez, vous l’avez pensé aussi. On a même connu quelques mois de plein emploi. Mais la troisième année, il y a eu encore autant de décès. Cet hiver-là, on a organisé un coronhackathon européen, une sorte de grand pow-wow créatif et scientifique, avec des médecins, des mathématiciens, des philosophes… Au bout de plusieurs sessions de travail, ils ont invité des chercheurs au profil atypique, connus pour leur approche décalée des problèmes. En deux heures, la solution était trouvée. Simple. Evidente. Terrible. Puisque le virus se transmet surtout quand nous ouvrons la bouche… Désormais, nous garderions la bouche fermée ! 

Pendant un an, chacun a dû suivre un programme de reconditionnement avec un message très simple : respirer, c’est par le nez, et si possible en gardant la tête baissée, et en plaçant un filtre de coton dans chaque narine. Et ça a marché. 

Les conséquences de cette solution si simple ont été dévastatrices. Plus personne ne parle. Ni ne chante. Ni ne rit. Ni ne gémit.

L’enseignement, déjà bouleversé par des années d’hybridation, s’est réinventé grâce aux immenses tableaux numériques achetés par les professeurs au début des années 2000, qui permettent de tenir des discussions en utilisant son clavier bionique, un système très léger qui permet de taper du texte sur n’importe quelle surface. Evidemment, aujourd’hui les plus petits apprennent directement la langue des signes universelle, et ce dès le plus jeune âge. Ce silence inédit a rendu un peu de sérénité aux professeurs. Le cours d’histoire musicale a même un petit côté émouvant : les plus jeunes, dont les oreilles n’ont connu que le silence, ont des réactions très surprenantes en entendant Mozart ou Tchaikovsky. Bien sûr, on ne leur fait pas écouter de musique chantée, mieux vaut ne pas tenter le diable. 

La ville est donc devenue silence. Enfin… Il y a bien le bruit du tramway, le chahut des oiseaux, mais appelons cela la vie. Au soir tombant, j’arrive même à percevoir le léger ronronnement des centrales bio-nuclaires, au loin. Encore une invention belge, issue du coronhackathon. Avec le télétravail qui a fait exploser la consommation, il nous fallait d’urgence une source d’énergie pour soutenir l’industrie pharmaceutique. Puisque le souci du nucléaire était les déchets et le danger, les chercheurs ont travaillé sur une technologie propre. Ca a pris un peu plus de temps, mais ils ont trouvé. Désormais, la fusion atomique est provoquée en utilisant le co2 de l’air ambiant et … des fientes de poules. Le choc provoqué dans les réacteurs génère de l’électricité, de l’air sain et un résidu riche en carbone qui ressemble à du sucre candi. Celui-ci est utilisé comme combustible dans l’horeca, en boulangerie, et distille un léger parfum de caramel quand il brûle, bien moins toxique que le gaz d’échappement des voitures d’autrefois.

Beaucoup  de ceux qui ont été touchés par la Maladie sont repartis travailler les champs, en quête d’un nouveau sens à leur vie. On a recyclé les églises présentes dans chaque village en de magnifiques marchés couverts, où s’échangent les productions des uns et des autres. Evidemment, tout le monde est végétarien désormais, et le stoemp is the new sushi. Seuls les œufs de poules, élevées près des centrales, sont encore consommés. 

On a soigné le cancer aussi. Un peu par accident, c’est vrai. Quand enfin on a pu ressortir de chez nous, nos peaux avaient oublié la sensation du soleil. Or plus personne ne fabriquait de crème solaire depuis le grand confinement et l’interdiction de l’avion. Là encore, l’étrange créativité nationale a fait le job, en développant un produit de douche qui laisse un film anti UV sur la peau. Plus besoin de penser à  mettre de la crème ! Cette nouvelle protection est tellement efficace qu’on n’a plus détecté de nouveaux cas depuis 3 ans. 

Alors je suis partie marcher en zone libre, là où plus personne ne vit, près de la grande ville.

Je me souviens y être allée, quelques jours avant le premier confinement. Les rues grouillaient de monde, il y avait des éclats de voix, des rires même, parfois. Les enfants chantaient, couraient, jouaient. Je ne savais pas, je n’étais pas prête. Personne ne l’était. 

Bien sûr, si j’avais su, peut-être serais-je prudemment rentrée chez moi, me mettre à l’abri. Mais peut-être, parce que mon corps brûle de ce silence, parce que ma peau se flétrit de solitude, parce que mes yeux n’en peuvent plus de sourire aux larmes, peut-être qu’avant ce grand silence, j’aurais couru au lac, pour me noyer dans les caresses de la rivière, où se baignent mes sœurs, offrant mes seins à leurs bouches goulues, goûtant la fraîcheur de l’eau et la soie de leur peaux, le velours de leurs sexes, les cris de nos jouissances. Si j’avais su, j’aurais peut-être choisi la musique à la vie. 

Ce soir, mes pas m’entraînent vers le parc public. C’est un endroit magnifique, ce parc au bord de la ville. J’y venais autrefois, chercher l’ombre en été et la brume mélancolique en hiver. J’y viens pour le concert collectif. Depuis le Grand Silence, on ne chante plus, c’est vrai, comme on ne souffle plus dans les trompettes, dans les clarinettes, dans les saxophones, ni aucun instrument qui pourrait créer de appétits inutiles.  Non. Aujourd’hui, on fait de la musique avec les arbres. Il faut au moins une centaine de participants pour que la magie opère.  Chacun  grimpe dans son fruitier, ou son grand chêne…  On s’assied, on s’accroupit, certains se couchent même en travers. On se regarde, timidement, en souriant des paupières, lèvres closes.  On se fait des clins d’oeil, des petits signes de tête, on se regarde par en-dessous, ou effrontément. On se raconte par les yeux. 

Quand l’orchestre est au complet, et que le soleil commence à descendre vers l’ouest, le spectacle commence. Si le vent n’est pas là, on aide : doucement, très doucement, on secoue les branches.  Selon la saison, des fruits tombent, ou des brindilles. Le bruissement des feuilles rappelle ces émotions tribales que pouvait éveiller une voix. Le bois qui craque, le vent dans les larmes du saule, m’emmènent avec mélancolie vers les émotions solitaires d’autrefois. Alors parfois, imprudente, rebelle, je laisse échapper un soupir. 

 


Aujourd’hui, en Belgique, plus de 8700 cas ont été détectés. 188 personnes sont décédées. Je ne sais plus quand j’ai embrassé quelqu’un pour la dernière fois. Je voudrais un baiser sauvage, à pleine bouche, langues voraces et souffles mélangés. Je voudrais prendre des photos d’hommes et de femmes nus. Je voudrais revoir mes amis, autour d’un verre de vin et d’un spaghetti goûtu, et se réjouir ensemble de nos projets communs. Je voudrais partir en week-end, dormir à l’hôtel, manger dans une assiette autre que la mienne. 
Merci pour vos musiques magnifiques.