F(r)iction S02-E07

J’ai lancé mon affaire en 2023, pendant le Grand Isolement. J’ai longuement pesé le pour et le contre, fait mes comptes, et puis j’ai franchi le pas.

Ça marche plutôt pas mal pour moi. J’ai deux associés, un homme et une femme, des experts en anatomie numérique. Chaque matin, nous accueillons nos clients au labo, sur rendez-vous, selon une grille horaire très précise. Les locaux sont totalement équipés de digicodes, et ça,  ça nous facilite vraiment la vie.  Après la désinfection de 13h, nous poursuivons le travail en laboratoire, avant d’ouvrir le point de collecte. 

Je suis à l’œuvre depuis l’aube, je fatigue un peu, et le café n’y fait rien. Ma concentration laisse à désirer. Depuis trente minutes, je danse sur ma chaise. Mes reins se souviennent des nuits sans sommeil, quand les lumières bleues faisaient danser les clubbers, quand mes jambes me portaient sans faillir, quand les gens se touchaient. La musique réveille les hanches, je roule des épaules, mes seins balancent. Sous mon casque, je voyage dans le temps,  je suis la reine de la nuit. Hey mama, is it true what they say… ? Oui, c’est vrai. C’est vrai qu’autrefois on mélangeait nos sueurs, nos miasmes et nos corps sans trop se soucier d’être lisses et propres le jour d’après. On buvait à vomir, on baisait à jouir. On se dévorait des yeux, des bouches, des mains et des culs. On suintait la joie et le plaisir, on puait le sexe, on claquait, mordait, partageait, gémissait, on se faisait amazone farouche ou truand du dimanche, on s’inventait des histoires pour nourrir nos envies, et même parfois on recommençait. Avant. 

Le bip du prochain client me ramène au présent. Le sexe écrasé sur la chaise, je rassemble mes esprits, remets mes lunettes, rallume mon écran. Il est temps de reprendre. Cette cadence intense me plaît. J’aime le rythme du temps, les heures invisibles, quand les clients défilent. 

De 7h à midi, je guide les hommes en cabine, par écran interposé. Je commence tôt, avec les plus fragiles, ceux à qui l’énergie du matin est profitable. Bien sûr, une fois arrivés au labo, ils doivent passer en salle de désinfection avant tout. La réglementation hygiénique est stricte, vous savez. Le trauma a été tel, quand on a libéré les gens après 25 mois d’isolement strict, que tout le monde respecte les consignes à la lettre.  

Mon dernier client de la journée est un homme dans la cinquantaine. Il est sous médicaments, je le vois tout de suite : une telle érection est rare, certes, mais c’est surtout sa décontraction qui m’a mis la puce à l’oreille… En général, les hommes ont comme une appréhension, une timidité presque, qu’on devine au rouge de leurs joues, à leurs fesses serrées, aux sexes hésitants. Ceux-là, je dois les accompagner un peu plus. Leur parler, trouver le mot qui les décrispe, le geste qui les excite. Certains réagissent aux chuchotements rassurants, d’autres au claquement du gant sur mon poignet, qui annonce une manipulation à distance. 

J’invite mon client matinal à prendre place. Je passe avec lui les options choisies : position – siège amazone – , rendu et texture – lisse et soyeux-, stimulant – quelques mots salaces et des électrovibrations périnéales. Service de base. Il me demande d’une voix étonnamment grave si je peux ajouter un capteur de pulsation, pour améliorer l’orgasme simultané. L’option est coûteuse, je vérifie sa solvabilité par empreinte digitale, lui présente le devis. Il digi-signe. Je vais enfin pouvoir faire mon job. Je déteste ces préliminaires commerciaux, mais ça fait partie du jeu. Moi, mon truc, ma came, mon mojo, c’est de mouler des sexes, pas de vendre des options de carrosserie. Comment je définis mon job ? Je suis technicienne de précision. Je fabrique des corps intermédiaires, qui ont la couleur de l’humain, la chaleur de l’humain, mais n’en sont pas.  

Je vérifie avec l’homme s’il souhaite un moulage de série, ou si c’est pour une compatibilité particulière. Il me confirme ce que son attitude conquérante me disait : il a déjà fixé le rendez-vous avec sa partenaire – dans 6 jours. Elle-même a déjà fait son moulage, chez ma collègue. Je connecte les dossiers, et active le contrôle qualité 2+, pour un emboîtement parfait. Mon homme, la peau légèrement bleutée à cause du lubrifiant bactéricide, entre dans la cabine numérique. Il s’allonge sur la table de captation. Oreiller confortable, mousse à mémoire de forme et matelas tiède, je m’assure toujours que les clients soient choyés : ils bandent mieux quand ils ont chauds. A distance, je lui donne mes instructions, qu’il suit à la lettre. Cuisses légèrement écartées, bandeau sur les yeux pour se protéger de toute projection.  Interdiction de se caresser, même s’il en bave d’envie. Une telle soumission est un vrai plaisir. 

La caméra installée au-dessus de la table me montre précisément les détails de son sexe. Si l’angle est bon,  la tension du sexe semble s’émousser. J’active le micro et murmure quelques flatteries, sur la largeur de sa queue, et ce gland qu’on lècherait volontiers, sur son petit cul sexy et l’envie d’y glisser le doigt. L’effet est immédiat. Sans traîner, je déclenche le pulvérisateur de cire non collante, pour faire un moulage au plus près de la réalité, de la taille à mi-cuisses. On a aussi une option “corps complet”, mais soyons honnête, c’est hors de prix.  En trois minutes chrono, le moule est prêt. Il reste à y couler une couche de peau artificielle, ce mélange révolutionnaire de silicone et de tissu organique, pour un rendu quasi humain. Démouler l’homme est délicat. Il y a toujours un petit risque de casser l’appendice. C’est le prix à payer pour baiser safe aujourd’hui. 

Tandis que la doublure siliconée sèche, attendant d’être peinte et connectée, mon client débarrasse son sexe des dernières traces de cire. Comme tous les autres avant lui, son premier réflexe est de toucher son sexe, pour vérifier qu’il est intact. Il poigne puis tord, dénude le gland luisant, tire légèrement sur la peau, pose deux doigts sous la couronne,  décharge dans ses doigts en trois brefs mouvements, sourit : tout va bien. Je me tortille sur ma chaise, et soupire dans le micro. Il sursaute, tourne la tête vers la caméra, me fait un clin d’oeil. J’adore ces moments improbables : le voilà, le vrai plaisir du job. 

A midi précise, il quitte la cabine. Je me réjouis : encore une matinée rondement menée, où  même l’horaire est respecté. 

Je réserve l’ascenseur de l’immeuble, pour garantir ma solitude, et sors chercher de quoi manger.  L’hiver est rude cette année, le soleil me manque. Les rues ont cette ambiance de vieux club, depuis qu’on a remplacé l’éclairage public par des lampes violettes. C’est tellement pratique, je me demande comment on faisait avant. Ces 15 minutes de marche quotidienne tuent tous les germes qu’on transporte. Bien sûr, avec ma peau fragile, je devrai faire contrôler ma peau par la doctoresse du centre de santé préventive, histoire de détecter toute brûlure froide. Mais ces séances délicates me font un bien fou, après les journées de labo. Être celle que l’on observe sous toutes les coutures, c’est tellement peu mon quotidien que je me soumets sans réserve… “Bien sûr, Madame, je peux coller mon sein à la caméra.”

Je file au café du coin, chercher mon lunch pack solidaire. Cette semaine, c’est soutien aux restos italiens. Je guette le menu : des cannoli, mon péché mignon. Cette journée est vraiment parfaite. 

Mon après midi s’annonce tranquille : finitions des moulages du matin de 14h à 16h et puis comptoir. Les moulages du jour sont particulièrement réussis. Outre le quinqua sous viagra, j’ai un jeune sexe courbe, un peu fin mais parfait pour créer un dick générique, notre produit d’entrée de gamme pour les solitaires. C’est un nouveau service, que j’ai créé après les moulages de couple. J’avais développé les moulages connectés interactifs à la demande du gouvernement, pour calmer les émeutes… Ainsi, même dans leur cellule d’isolement, les amoureux pouvaient se retrouver. On s’est toujours tracassé de la survie des couples séparés par le Grand Isolement de 2023, mais peu ont pensé aux célibataires condamnés à l’autosexualité depuis le début de la pandémie. Comme si vivre en solo voulait dire sans sexualité ! Alors régulièrement, je mets aux enchères une sélection de mes plus beaux moulages. Et le projet cartonne. Livrés avec un code unique, il suffit de connecter les capteur du sexe moulé par port USB6.9 à sa puce vaccinale, et l’impulsion électrique est directement envoyée au thalamus. Le moulage et l’application se chargent d’activer vos sensations comme si vous faisiez vraiment l’amour à un humain.

La liberté du sexe numérique a facilité la vie en cellule solitaire. Elle a aussi cassé les normes traditionnelles des couples binaires.  Le Grand Isolement a révélé l’appétit d’amour, et l’a même sublimé.  Le sexe numérique permet désormais de multiplier les relations, sans aucun risque ni sanitaire ni social… Selon leur configuration amoureuse, certains ont deux, trois moulages dans leur cellule. L’avantage de la peau artificielle étant qu’elle se compresse en pochon, de magnifiques petits étuis en forme de pénis ou de clitoris, que l’on peut faire broder au nom de chaque  partenaire. 

Quand j’ouvre le comptoir du dick & collect, à 16h15, il y a déjà trois personnes sur le trottoir. Sincèrement, ça me fait plaisir. Déjà, c’est le seul moment de la journée où je vois des humains sans être séparé par un écran.  Et puis, je suis fière que les gens viennent chercher leur sexe à emporter dans mon magasin. J’ai l’impression de contribuer à leur bien-être. Est-ce que le Grand Isolement est à l’origine de ma success story ? Oui, on peut dire ça. Mais si vous m’aviez dit cela en 2020, je vous aurais probablement ri au nez.