Lucide


J’avais fait le tour de la campagne, je voulais plus et mieux, des grands arbres partout pour protéger mon âme, la nourrir des hautes cimes et d’une lumière belle sur ma peau… Je voulais des chemins balisés, et des sentiers fous, des balades impromptues et des égarements sauvages.

Alors je suis partie à l’orée du bois, dans la pénombre des heures bleues, là où l’on ne croise que les curieux et les éclairés. Je cherchais les os. Les os du loup, comme dit la légende, redonner la vie, insuffler le cri, la respiration vitale, la chair, le sang. Je marchais dans la boue, je n’avais plus peur : j’ai une armure secrète, qui me fait sentir le beau, et me protège du reste. Fallait-il que je sois sotte.

Aux crissements des feuilles, je savais les chênes, solides, apaisants. Au bruissement du vent qui chante tout là-haut, je savais les rêves, folies. J’étais debout, pieds nus dans la clairière, les seins au vent, les cheveux fous. Le corps totalement offert à la nuit, la jupe relevée sur les hanches, je suis debout, les os de loup dans la main, et j’hurle.

J’hurle la rage et la nuit, j’hurle les déceptions et les petites peurs, j’hurle le manque d’audace, j’hurle les fades et la tiédeur !

N’approchez pas mon corps, renards fourbes et rats à la queue longue et fine. Vous ne gagneriez que la lumière rouge de mes yeux évidés, l’effroi de vos nuits futures vous rappellera le déshonneur du larcin. Je vous offre mon sein à téter ou à mordre, mais ne vous aventurez pas sous les côtes, si votre âme n’est pas courageuse.

Vous pouvez courir les bois, croquer les chèvres et manger les fourmis, mais savez-vous seulement… Savez- vous combien est précieuse la saveur d’une heure, le temps suspendu , les voyages partagés ? Savez-vous combien cette vision d’une femme sans yeux les seins au vent a demandé de temps, de patiente couture, de courageux abandons ? Savez-vous seulement que la curiosité est certes belle, mais peut prendre mille formes ? Il vous faudra accepter bien des solitudes pour dériver aussi loin. Mais poursuis donc ta route, va, si tu crois que la beauté d’une vie est toujours ailleurs. Faut-il avoir vu la mort pour goûter comme je le fais ?

Les cuisses écartées au milieu de la clairière, je sens le froid mordre ma peau. Je n’ai peur de rien. La larme sera chassée par le rêve, le sang s’arrête toujours. L’oiseau qui descend vers moi, je l’entends arriver de loin. J’entends ses ailes et le sifflement, l’air qui chahute, le bec qui s’ouvre, il pique sur moi, les ailes me frôlent, je n’aurai pas peur, je n’ai pas peur, hurle hurle hurle petite fille, tu as oublié ! Alors j’écarte les bras plus grand, alors je balaie le vide, et je danse dans l’herbe folle, et je claque des mains, et je tape des pieds, et ploutch la boue, et paf les paumes, et voler encore, je cours, je cours, j’arrache mes jupes, dévaler la colline, retourner à la source, trouver l’eau, plus vite je cours, l’ivresse, mes pieds ne touchent plus sol, j’ai trouvé la légèreté, et je chante, comme autrefois, sur la musique de trois notes, j’ouvre la bouche, les mots sortent, les mots tus longtemps, le dire juste, mes phrases vraies, dans le ciel, dessinent des nuages roses, parce que je reconnais le beau, et puis je suis plus haut que l’arbre, parce que je l’ai décidé, simplement, les épines, les nids d’oiseaux, et  je vois tout, le rêve et l’absolu, je vois Strasbourg, je vois Rouen, je vois de loin un homme qui me sourit, je vois l’oubli des cicatrices, je vois le docteur, il tient mon ventre entre ses mains, je vois un musicien enfant, mes tresses se défont, mes cheveux s’illuminent, je suis la luciole, sur ta peau je dessine mes soleils imbéciles, je n’ai pas fait exprès, mais tu ne pourras jamais oublier. Et ma peau refroidit, je pourrais m’accrocher au nuage, mais je n’y arrive plus. 

Le sol se rapproche et mes jambes s’écartent, je ne veux pas toucher terre, je ne voulais même pas voler, et le temps s’arrête. 

A dix mètres du sol, je vois tous les détails, les abandons indécents, les lapins qui forniquent, les taureaux qui bandent pleinement et les vaches soumises, je vois les requins dans l’eau bleue, je vois le désordre, je vois les jardins, les arbres, je vois le pieu où mon corps épuisé va aller s’oublier et jouir. Maintenant.

6 commentaires sur “6”

  1. Merci. Merci, merci, et merci. Merci pour vos élans, merci pour vos excès d'être. Merci pour vos enthousiasmes, merci pour vos fêlures, merci pour vos mots, merci pour qui vous êtes.

  2. P’tain Nora, te ne devrais pas écrire des choses pareilles, ou plutôt si mais faut pas que çà s’arrête, c’est top tranchant, trop claquant.<br /><br />J’aime être frappé ainsi !<br /><br />Longue vie à ce merveilleux blog !<br />

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