Petite

Tout m’ennuie. La dinde, le foie gras, le champagne suffit à peine à me sortir d’une apathie de bon aloi. 

Tout me pèse. L’humour de la cousine du frère de la petite nièce, la cuisine au beurre familiale, les chants de Noël… 
2013-07-01 22.28.56~2
La dernière à m’émouvoir, c’est Marie, l’aïeule qui trottine comme une souris, et sort sa bouteille de goutte, alors que les hommes ont rejoint le canapé, pour une sieste imbibée de l’apéro au pousse-café.
La génération intermédiaire des femmes fait la vaisselle dans la cuisine, je me retrouve seule avec ses yeux pétillants, dernières lueurs de malice qui revigore son corps fatigué, et sa peau burinée. Elle me raconte autrefois, la vie au sortir de la guerre, ses souvenirs, défaillants parfois. Son visage s’éclaire quand elle me parle de son premier bal, au village là-bas, de sa belle robe blanche, de ses bas tirés, qu’il faut réajuster sans cesse car ils glissent et tournent, et la couture se met mal, tu comprends, Petite, ce n’est pas joli. J’adorais cette sensation, du bas sur la peau, je suis sûre que tu connais ça, toi aussi. Quand le vent joue avec la dentelle, et soulève mes jupes, Oh les garçons étaient tout émoustillés tu sais… J’avais beau porter des fonds de robe et des jupons, il y avait toujours un moment où le tissu me trahissait ! Imagine, je rentrais du magasin, je travaillais au magasin de l’oncle Albert, à l’époque, tu te souviens de l’oncle Albert ? Ah non, tu ne l’as pas connu, c’est ta mère qui l’a connu. Toi tu es trop jeune, tu as encore les seins d’une demoiselle. Mais si, Petite, je le vois bien, que ta peau est de feu, tu es ma Petite… Ta mère ne comprend rien, mais moi je sais. On aime les choses de l’amour dans la famille, et ça passe par le sang des femmes…Oncle Albert l’avait vu, lui, tu sais… Il m’a présenté son neveu, il voulait que mon père me donne à marier, j’avais à peine seize ans, tu sais ! Nous sommes sortis quelques fois. Au cinéma, il a mis sa main dans mon corsage, pendant que ma soeur avait les yeux tournés. Tu penses bien, il n’était pas question d’aller au cinéma sans chaperon. Mais le neveu d’Albert était rusé, et crois-moi, il était plutôt bien monté. Mais mon père ne voyait pas cela d’un très bon oeil.
Et puis il y a eu le grand bal…J’avais une belle robe blanche, et mes bas, accroché à ma jarretière. Tu sais, Petite, au village, le bal, c’était l’événement de l’été. On se permettait tout, les vieux buvaient la goutte, tiens reprends-en un peu d’ailleurs, c’est moi qui l’ai faite avec les fruits du jardin et de l’alcool, il y a deux ans… Les vieux buvaient, et les jeunes courtisaient. Le fils de la Francine, là-bas, tu vois, le père du boulanger ? Oui, maintenant il est vieux et moche, mais à l’époque, toutes les filles en rêvaient… Et moi, j’étais une fille comme les autres, et j’en rêvais aussi. Après la quatrième danse, il m’a emmenée dans la grange, tu sais. Oui, oui, dans la grange, il m’a conté fleurette, comment te dire ? Il m’a promis bien des choses, et la tête me tournait de toutes ces promesses, et il sentait le tabac, et il avait emmené une bouteille de genièvre, et nous avons bu dans la grange, et je riais, et je riais… J’avais enlevé ma coiffe, et il a dégrafé mon corsage. Je me sentais belle dans son regard, tu sais, et quand ses doigts caressaient ma gorge, j’étais au paradis. Alors je n’ai plus pensé à mon père, et à ce qu’il dirait, et je n’ai plus pensé à ma mère et à ses larmes, j’ai fait l’amour dans la grange avec le plus beau garçon du village. Et c’était merveilleux, tu sais Petite. Tu connais ça, j’espère ? Tu sais comment aller chercher ton plaisir avec les hommes, au moins ? Oui, tu le sais, je le vois dans tes yeux. Crois-moi, Petite, si tes parents imaginaient seulement le quart de ce que j’ai vécu, avant de connaître Grand-Père, ils ne te laisseraient même pas me parler. Ils veulent te protéger de la vie, tu comprends. Moi, je dis qu’il faut apprendre la vie, pour pouvoir en goûter toutes les saveurs. Regarde Grand-Père, il est vieux, il a un peu mal partout, et il n’entend plus très bien, c’est vrai. Mais c’est un vrai gaillard, oh ça oui !
Choisis bien ton amoureux, Petite. Une belle trique, un bon appétit, tu ne t’ennuieras jamais… 
Allez, reprend une petite goutte, avant que les pète-secs aient finit la vaisselle ! Et ne dis rien à personne, Petite friponne !
Dans le divan, le grand-père sourit dans son sommeil. Un lointain cousin , la trentaine, les yeux de braise, me sourit aussi,  à pleines dents. 

Je vais visiter la grange. 

Ce texte a été publié dans le recueil “Hurler des fleurs”.

3 commentaires sur “3”

  1. Et comment ne pas penser à mes grands parents en lisant ce texte …..

  2. <br />Pourquoi cette histoire sonne-t-elle si faux à mes oreilles, alors que les premières lignes n&#39;auguraient que du beau ?<br /><br />( Je sais que vous n&#39;avez que faire de cet avis plutôt &quot;négatif&quot; mais je vous le donne quand même. 😉 )<br /><br />Bien à vous.

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