London Mule

L’ambiance du club a des allures d’autrefois. Des draperies de velours, une scène étroite, des tables disparates et cette fumée âcre interdite depuis longtemps. Ici, la liberté est de mise, tant sur la partition que dans le public. Oublie les clés, les codes et les obligations : ici, tu as droit à l’improvisation, à l’erreur, à l’hésitation. Ici la beauté de l’instant naît du bleu des notes, des danses maladroites, des fous rires pendant le sexe, des amours imparfaites.

Ici, c’est ma deuxième maison, mon boudoir sombre, il y a ce fauteuil à mon nom, et la table réservée, il y a le London Mule servi frappé et le sourire du serveur, sa mèche sombre derrière l’oreille, qui donne envie de jouer. 

Ici, il y a les habitués. Un monde comme une famille.

Le vieil homme doux, dont le regard pue la nostalgie. Il a aimé si fort autrefois, son bras en est témoin, la peau devenue si fine et encrée de d’un nom, une date. Ils ont goûté toutes les joies de la vie, ces deux-là, marins d’eau douce échoués sur une plage salée. Ils ont été parmi les premiers à se marier. L’un est mort et l’autre se souvient, chaque mardi, en écoutant chanter la diva blonde, combien il aimait sentir contre son cul menu le claquement des hanches de son amant, combien il aimait ces hématomes sur ses reins, souvenir de plaisirs assumés, combien la moiteur de leurs ébats a cédé la place au froid. 

À la table 3, le couple illégitime qui se retrouve tous les trois mois pour deux heures de plaisir, et dont l’humeur se dégrade au fil des années. Aujourd’hui, le regard noir de la maîtresse blessée ressemble à un marteau piqueur, qui viendrait déchiqueter le beau visage de son amant, las d’entendre le même refrain depuis cent ans, “si tu m’aimes quitte-la”. 

A cour, La jeune fille timide, qui ne jouit qu’avec des inconnus de passage. Elle s’assied toujours à droite de la toute petite scène, là où avec un peu de concentration, on peut distinguer les coulisses, et saisir ce fragment du temps où l’artiste passe de l’ombre nerveuse à l’éblouissement. Elle capture le regard qui vacille, le trac, la grande respiration, et l’indicible joie aux premiers applaudissements. Le reste est un spectacle bien rôdé. Mais cette seconde-là, entre l’ombre et la lumière, la nourrit suffisamment de forces pour retourner, le matin venu, aux trottoirs de béton, à l’immeuble crasseux, au petit boulot sans joie, à l’ordinaire grisaille des vies sur rails. Mais du tombé du rideau au premier café, elle ondulera sur un corps nouveau, soufflera à la main qui claque et agrippera de son sexe les doigts qui la fouillent, prison de velours, guidant des hanches le poing large, ou le sexe fin, la langue vorace ou le doigt précis vers un plaisir jetable. 

Sur la scène, le plus beau des blondes susurre des mots crus à la contrebasse. Les glaçons diluent mon gin. Le temps n’importe plus. Cette voix d’homme parée de lamé or, posée juste là sur le piano mal accordé, me trouble chaque soir. Le renflement léger, dans la robe improbable, me projette en des rêveries délicieuses, de ces orgies délicates où la bienveillance est reine, où tous se dédient au plaisir de chacun, dans une chorégraphie émouvante, la bouche rouge traçant des ondines légères sur les corps dévoilés, les barbes blondes et noires s’emmêlant avec joie sur un sexe glabre, les caresses où il y a plus de mains que de n’en comptent deux humains. 

Quand le piano se tait, le regard du chanteuse perdu dans mon décolleté me ramène au velours et au gin. La salle s’est remplie, ce soir. Enfin. D’un regard, je réclame quelques glaçons de plus. Le serveur – un délice, ce garçon, avec sa peau aux saveurs de pêche, et son regard noir, toujours à l’affût de mes désirs – me livre sur un plateau d’argent la glace, quelques fleurs d’hibiscus et une carte de visite. Une femme, au bar, trop belle pour moi. Parfois, je me réjouis d’avoir construit ma vie sur d’autres balises que mes fesses. Et parfois, je redresse les épaules, tend le cou, papillonne des yeux et sors le fouet. Ce soir, je ne vois aucun intérêt à jouer. Le club est mon sanctuaire. Ceux qui me trouvent ici me voient sans armure, la peau trop pâle, et le temps dessiné aux coins des yeux. Je ne suis pas à dompter, encore moins à conquérir. Mais parfois, on m’apprivoise. 

Au micro, un molosse à la voix suave plonge la salle dans une douce torpeur, aux rythmes décalés, le tempo marqué sur les hanches des amants timides. La femme du bar s’approche. Elle sourit. Je décroise les cuisses. Elle s’agenouille. Délicatement, je glisse un glaçon dans mon verre, tandis que sa langue raconte mille audaces impudiques à mon sexe humide. 

Au bar, la bouteille de gin à la main, le serveur me sourit. Ce garçon me plaît, pensais-je en frissonnant.