Huis clos

Alors j’ai repris mon appareil photo, et l’observation des sexes. Un cran plus loin, parce que le monde nous a affamés de plaisirs, et qu’il est temps de jouir.

Comme à chacun de ces nouveaux rendez-vous, j’ai mis mon chapeau rétro, celui qui voile mon regard quand je n’ose pas affronter le désir dans leurs yeux. Je porte ce gilet aux boutons fins, de ceux qui calment les impatiences, récupéré dans une friperie d’homme, entre deux pantalons trop longs et un jupon de soie.Sous le gilet, les chemises amples des romantiques , de celles qui dissimulent autant qu’elles dévoilent. Sous le jupon ample aux couleurs fauves, il ne reste que ma peau, nue et pâle, la soie du coquelicot et la moiteur de l’envie. L’homme allongé sur le lit n’en sait rien. Il a pudiquement remonté le drap sur ses hanches. “Ce sera ma première fois”, avait-il écrit. Intérieurement, je souris. 

La chambre est presque blanche. Le vieux plancher de bois craque sous mes pieds. Il y a un parfum de cire et d’encaustique. De lourdes poutres de bois traversent les cieux. J’ai choisi l’hôtel précisément pour cela : une lumière éblouissante, qui rend les peaux belles et les plaisirs émouvants.

De toute évidence, être nu face à la dame en habits est déjà un plaisir en soi. L’homme est jeune, et élégant. La cuisse longue et musclée, la fesse rebondie juste ce qu’il faut, la carrure marquée, il est joliment dessiné. J’ai cette sensation légère de faim entre les reins, qui peut s’apaiser sans regret, ou grandir et rugir dans quelques heures. J’hésite encore. 

Je me demande quelle trace cette expérience laissera sur sa sexualité future. J’ai toujours refusé le rôle de l’initiatrice, trop de responsabilités. Mais ces explorations photographiques m’ont menée bien plus loin que je ne l’avais imaginé. J’ai frôlé des hommes vieux et d’autres naïfs, j’ai regardé des peaux saturées de stupre et d’autres si pudiques… Cela me questionne toujours : à quel point pouvons-nous influencer la vie de ceux que nous observons ? Et si cela se passe mal ? Et si l’un de nous a un geste déplacé, une indélicatesse ou un mot de trop, comment nous souviendrons-nous l’un de l’autre ? Pouvons-nous chérir le souvenir d’un instant pensé pour être parfait, si rien ne se passe comme prévu ? 

Dans sa lettre de candidature, il m’a raconté la première bouche autour de son sexe, dans les toilettes de l’école, comme une audace de jeunesse, pour essayer. Les années d’éducation pornographique, la lassitude du poignet, de la chair en gros plan, le sexe sale, le supermarché du fantasme, la petite honte, après. 

Je préfère le silence à ces banalités. Alors j’impose de se taire pendant la rencontre. Ils peuvent m’écrire ce qu’ils veulent, avant ou après. Mais pendant, je veux entendre chaque frôlement du drap sur leur peau, le rythme du bras, le bruit léger des doigts lorsqu’ils se caressent. C’est ainsi que j’ai regardé jouir des dizaines d’hommes sans les avoir jamais entendu parler. Je ne connais que le râle qui, parfois, accompagne l’exultation du corps, quand ils font semblant d’oublier que je suis là.  

Je ne sais rien de ses pensées, mais lentement, après de lègéres caresses, son sexe se courbe. Sur sa peau glabre, le duvet se hérisse. Le téton se fait rivet, relief durci aux teintes sombres sur la peau dorée. Il tourne la tête vers moi, cherche mes yeux. Je baisse la tête. Je ne veux pas entrer dans sa danse. Pas encore.

J’ai installé mon tabouret à côté du lit, mon regard posé exactement à hauteur de son sexe : ni l’épine de la hanche, ni le pli de la fesse. Je veux le gland, rose et humide. Je veux saisir l’instant où le flasque durcit, et celui où la soie s’humecte. Je veux voir quel doigt appuie sur quelle veine, et combien de fois la hampe tressaute avant que ne jaillisse. 

Il rougit, c’est touchant. Le temps s’étire. Je souris. Dans la lumière de midi, l’homme se tend, poigne, écrase légèrement le renflement. Je veux retrouver cet éblouissement sur la pellicule, sans retoucher à la couleur de l’instant. 

La courbe douce s’étire. Il dénude la tête rose. La main fourreau, le doigt posé au point gâchette, juste sous le gland, les hanches s’emballent. Je mordille ma lèvre: cette foutue tentation. Une légère palpitation annonce l’éclat. J’appuie sur le déclencheur de prises en rafale. Je relève la tête. Il a les yeux grand ouverts. Il me regarde, avec cette crispation si commune à l’instant de la jouissance, entre plaisir et douleur, le souffle qui s’enfuit. 

Je soupire. L’image est parfaite. 

Et il nous reste deux heures. 

La musique du jour

  • Mahler, Quatuor avec piano en quatre mouvements.

Mais aussi

  • Lenny Kravitz, The pleasure and the pain
  • Annie Lennox, I put a spell on you
  • Gainsbourg, Variations sur Marilou
  • Cat Power, Nude as the News
  • Gotan Project, Epoca
  • Childish Gambino, Redbone
  • Akua Naru, How does it feel now ?

Merci à mes followers délicats pour leurs propositions musicales toutes plus inspirantes les unes que les autres.