Le cri

De jour, cette maison de maître se noie dans la rue grise, anonyme refuge. J’aime ces murs hauts, ces pièces carrées, où chaque soupir léger résonne comme un cri de plaisir.  

Ici, je vis entre deux mondes, éternelle indécise. Mon royaume est une salle d’eau. J’aime y jouir, les mains sur les parois de pierres de lave, l’eau bouillante ruisselant sur mon dos, l’un ou l’autre amant  accroupi entre mes cuisses. 

Dans la chambre couleur sang, les extases rouillées. Ce corps d’hier, dont la peau raconte les nuits endormies, les agapes riches baignées de merlot, les délices sucrés commis par Louise chaque mardi, les pipes de tabac ardennais qui ont parfumé chaque livre de la grande bibliothèque, les voyages trop faciles, les goûters mondains et la poudre des perruques, l’opulence, le luxe, la fin proche, lorsqu’une artère trop saturée de rillettes d’oie refusera d’en encaisser plus. Ce corps agonisant d’excès qui pourtant me porte vers les plaisirs les plus raffinés avec la fragilité d’une plume. J’aime la délicatesse du geste, quand sa main redessine mon corps de la nuque au con, affriolante caresse, puis écarte mes fesses, glisse trois doigts dans mon sexe, et le pouce, qu’il a généreux, masse la rosace. Cesse donc toute manière, et crache, homme, crache et entre, offre-moi ce plaisir gras, empale-moi avec amour, entre avec douceur, que tes doigts presque se touchent, et prise de toutes parts, je jouisse avec indécence. 

Parfois la nostalgie me prend, comme l’envie de retrouver cette insouciance, à jouir dans les bois, au bord de l’étang, mes quinze ans ans et tes quarante. Aujourd’hui, oui, tu es presque vieux. Est-ce  cruel de dire ça ? Non. Tes petites rides autour des yeux me racontent la vie, je les aime comme une crêpe au cidre ou un vin blanc glacé, comme le souvenir de ce qui a été. Ton corps est aquarelle, aux contours dilués, aux couleurs passées. Temps nous a redessinés. Nous étions manga, nous sommes estampes. 

Parfois, corps faiblit. Tu le sais. Lui pas. 

Le monde nous ronge. Nus, collés de tendresse, nous faisons front. Nos désirs parallèles, et ta fatigue d’homme dont la plus grande part de vie est déjà le passé. Ma jeunesse relative, et mon corps insatiable.  Tu souris et je n’ai pas le coeur de te faire le moindre reproche. Mon ventre, lui, ne réclame plus de sexe raide, depuis que nous vivons ici. Il se sert, insatiable. Tu le sais, tu le goûtes lorsque, les soirs bleus, tu manges mon sexe à pleine bouche. Pourtant, nous n’en parlerons pas. Étonnant tabou d’une maison libre. Nous avons trouvé ce modus vivendi des trios inconstants. Il me baise. Tu regardes. Je jouis. Commerce tranquille dans la chambre vermille. 

C’est ma fuite en avant, ma liberté, mon mensonge conscient : nier l’emprise et jouer, comme une enfant, alors que mes seins remplissent la corbeille de tissu soyeux. Il est mon goûter, mon quatre heure avec un verre de lait. Cet enfant de vingt-cinq ans, presque innocent, angelot priapique, ne me rappelle pas ma jeunesse, non. Il est ma jeunesse. Son ventre presque nu, sa peau douce, pleine, la pulpe du fruit à peine mûr.  Il est mes 16 ans naïfs de romance et mes vingts ans s’offrant sans réserve. Il est le premier sexe dans ma bouche et l’ivresse du plaisir. Il est le souffle et le désir, qui me prend par le con et traverse mes entrailles jusqu’à l’indécent sourire. Il est changeant, de semaine en semaine. L’attrait de la nouveauté ou, va savoir, ma fausse virginité : entre, sourions, baisons, jouissons, rions. Je n’ai pas d’histoire. La pièce blanche comme sans vie, l’épure du glacier, et cette délicieuse légèreté.  Il s’appelle Antoine ou David, il est bibliothécaire ou ingénieur, il aime me prendre en levrette sur le coin du lit ou me plaquer contre le mur. Il est jeune, il me plaît, il me baise. 

Et les soirs de doutes, ne crois pas que je subis. C’est mon choix, absolu et partagé. 

J’aime la chair fraîche, les fesses fermes de l’homme jeune, la virginité de son cul. C’est de loin, ce que je préfère : initier le naïf d’un premier baiser, et lui donner l’envie d’être pris, réclamant  avec force gémissement, le doigt salvateur qui lui arrachera un cri. Le cri rauque et sombre du corps qui tressaute d’extase. 

Ce soir, je baise l’amant, dans notre salle de bain de marbre noir. Je sais que tu es là, derrière la porte, pas loin, et que tu te réjouis de ma fantaisie. Je me remplis, vampire, du corps jeune et des souvenirs, je baise à plusieurs. 

Je tends mon cul au jeune amant :  lèche, mords et explore. Sa langue a l’audace des aventuriers, tandis que ses doigts caressent la soie de mon sexe impatient. Face au miroir, j’observe ses mains qui agrippent un sein, enfoncent un doigt, sa bouche tendre dans mon cou. Aujourd’hui, il a le cheveu sombre, et le corps joli. Je suis surprise. Il me chuchote quelque poésie dans l’oreille, galvaudée de mots doux. Dans le miroir, ses yeux me sourient. Il me plaît. Il me tente. 

J’aime cette atmosphère moite des salles d’eaux. Lorsque la buée s’efface, je m’offre l’émotion des corps dansants. Mes cuisses autour d’une taille solide, ses reins d’une cambrure insoutenable, mes seins écrasés sur sa peau. Nous réinventons les voyages immobiles. La pulsation délicate, tambourin du désir, convulse corps, et ma conscience s’éloigne. Mon sexe est torrent, mes hanches butent sur la pierre. À désir flamboyant nous offrons le luxe du temps, cascade et sel. Pour la première fois depuis les amants, je ris, à perdre gorge, à pleurer d’oubli, de cette liberté douce, de ce chemin fou, de cette triade parfaite aux émois délicats. 

Nue, apaisée, je te rejoins enfin. Le silence après l’envie. Je m’assieds sur le lit, les cuisses écartelées, la semence d’un autre coulant de mon sexe. Tu regardes la faille, d’un rouge passé, les seins lourds, la femme mûre que je suis aujourd’hui. Et tu te branles sans un mot, en me regardant droit dans les yeux. Tu n’es plus que sang dans les veines, ton corps est électrique , ta peau est la frontière. Il n’y a plus de lieu, ni de qui, ni de pluie sur le toit, il y a toi et le temps infini de la jouissance, entre le premier frémissement et le bouillonnement tendu de ton ventre. Tes reins sont le soleil du monde. 

Et la musique sourde des draps qui se froissent, dessein d’envie sur peau de lit, le parfum du bois qui craque, rythmique du rut. Dans la chambre grenat, une main pétrit un sexe presque droit, lui arrache les dernières gouttes d’un plaisir paresseux, écrase les ovales pour un ultime plaisir. Ce corps fatigué, ton corps de presque vieux qui a tout vu tout vécu, s’offre un sursaut d’envie. Dans la rue résonne ton cri.  Au loin, un jeune amant rentre chez lui. 


Ce texte est extrait d’un ouvrage collectif – 2e du genre – librement inspiré du “Manuel de civilité pour les petites filles à l’usage des maisons d’éducation” de Pierre Louÿs – A télécharger gratuitement ici

La magnifique couverture est signée Rita Renoir.

Le conseil d’éducation qui m’a inspirée est : Ayez tous les amants qu’il vous plaira, mais ne racontez pas aux jeunes ce que vous faites avec les vieux. Ni réciproquement.