Récit croisé : l’homme à nu (2)

Raconté par celui qui posait


“Alors tu as le choix.”

Je venais de sortir du sous-sol de la ville inconnue. Le rendez-vous était fixé. Elle m’attendait. J’ai un peu tardé. Problème de transport.

J’avais le temps – elle m’avait rassuré – mais je me sentais en retard pour une rencontre depuis si longtemps évoquée. Comme la possibilité d’une île.

Je l’ai vu devant la vitrine d’une boutique. Lieu de rendez-vous en référence à un vieux film. J’avais souri dans le métro en lisant son message.

Il faisait froid. Elle était dans la lumière chaude. Je l’ai approchée. Presque par surprise.

Je voulais domestiquer ma peur, apprivoiser ma timidité – ou était-ce de l’appréhension ? -, prendre le temps de la voir, la scruter un peu. On se connait depuis si longtemps, presque une décennie, sans jamais s’être vus. Nous sommes intimes sans n’avoir jamais échangé un regard. Intimité de réseau social, pas moins forte, ni belle que l’autre, l’ancienne. Une intimité de confidences, on s’est beaucoup dit, presque tout. On s’est lu. On s’est inspirés parfois.

Et puis nous nous aimons depuis longtemps. En vrai.

J’étais masqué, mon visage réduit à mes yeux. Et à ma voix. Ma silhouette aussi. J’étais encore un avatar.

J’ai dit : “Bonsoir” ou “Bonjour”. Je ne sais plus.

Elle a levé les yeux de l’écran, un peu surprise. Elle a souri. Elle m’a répondu. Je ne sais plus quels furent ses mots, mais j’ai entendu sa voix. Je la connais sa voix. Elle est belle. Elle m’a toujours profondément pénétré et touché. Là, sur le trottoir de cette grande avenue, dans la lumière d’une vitrine, dans le froid et la nuit précoce de décembre, sa voix a tout éteint, tout isolé, l’espace d’un instant, j’ai compris, fondamentalement compris qu’elle était là, qu’elle était vraiment vraiment devant moi et que j’étais heureux de la rencontrer.

Et puis, juste au-dessus de son sourire, ses yeux. Je ne m’y attendais pas, à ses yeux. C’est quelque chose de différent, son regard, je ne l’ai perçu qu’un instant – j’aurais le temps d’en explorer les nuances et la profondeur plus tard – mais ça a suffi. Je sais aussi son rapport au regard, on en avait parlé. Elle m’offrira la possibilité de le saisir. Souvent et longtemps. Je connais la valeur de ce présent.

On s’est serré dans les bras. Nous étions heureux de nous voir. Vraiment.

Elle m’a dit : “Alors tu as le choix. Soit on prend l’apéro, soit on va dîner, soit on va à mon hôtel et on fait les photographies puis le reste après.”

“Les photos. Je veux faire les photos d’abord.”

Elle a souri.

“Tu respectes la tradition, alors.”

Elle a ri. Elle les observe les hommes qu’elle photographie. Elle les connait bien. Elle les aime aussi. 

On a pris le chemin de l’hôtel. Je n’ai réalisé qu’après quelques minutes que j’étais le seul à porter encore mon masque. Je me suis excusé. Et j’ai dit : “Voilà, je ressemble à ça”. Boutade médiocre pour masquer mon appréhension. Allait-elle être déçue ? C’était stupide, je venais poser, pas baiser. Je n’étais, nous n’étions pas là pour cela. Mais c’était inévitable, je crois, cette pensée.

Elle m’a regardé et m’a dit : “Je n’avais jamais vu ton visage. Vraiment vu. Des morceaux. Comme ça ou comme ça.”

Elle symbolisait les cadrages avec ses mains.

C’était drôle. Elle est infiniment drôle. Ça aussi j’allais en découvrir l’étendue. On a beaucoup ri tous les deux. Un rire complice, sincère, plein de réparties et de références.

Et ça crée une réelle intimité, de rire.

Une fois dans sa chambre, après un ascenseur si étroit qu’il semblait être fait pour lancer les étreintes avant le lit (c’est d’elle, je crois cette boutade), on a déposé nos manteaux épais. La chambre avait une esthétique vintage. Amusante. J’ai évoqué en riant le porno des seventies. J’ai même dit que j’entendais la wha-wha funky des films de cul joyeux de ce temps que je n’ai pas connu. Plaisanter pour désamorcer l’appréhension, un classique.

J’allais me retrouver nu dans quelques minutes.

J’ai demandé comment cela allait se passer. Elle m’a indiqué la salle de bain. Et m’a dit que je pouvais me déshabiller là. Que je pouvais prendre mon temps, que je n’étais obligé à rien. Qu’elle allait augmenter le chauffage aussi. Là encore sa voix est essentielle : douce, mesurée. Une voix qui te prend par la main.

Je suis allé me déshabiller. J’allais me mettre nu. Plus que je ne le croyais. Mais je ne pouvais pas encore le savoir. Ça viendrait en son temps.

Je suis revenu. J’avais gardé mon caleçon. Elle m’a dit, plus tard, que j’étais le premier à ne pas sortir totalement nu. On en a beaucoup ri.

Peut-être était-ce une sorte de dernière résistance de ma pudeur 

Je me suis mis à nu. Je ne suis pas arrivé nu.

Je crois que ça a un sens. Tout est sens, toujours, je sais. J’ai beaucoup pensé à tout cela après. Je pense toujours beaucoup, après, aux choses qui m’arrivent. Trop peut-être. Nous partageons cela aussi.

Mais quoiqu’il en soit, j’ai enlevé mon caleçon juste avant de grimper sur le lit. Comme un amant. 

J’ai dit aussi : “Je n’aime pas mon ventre, tu sais.”

Je ne sais plus si elle avait demandé si une partie de moi m’était déplaisante ou si je l’ai dit spontanément. Là encore, les deux hypothèses auraient du sens.

Une séance de pose, c’était ce que nous allions faire. Mais si je percevais certaines des raisons pour lesquelles j’avais voulu venir, je n’en avais pas imaginé  les effets.

Pour tou.te.s celleux qui sont passé.e.s sous ses yeux de pixels, ce ne fut jamais juste la simple action de poser que ces minutes passées, nu.e, à se laisser sublimer la peau et la chair.

C’est une psychanalyse, une tentative d’explication, la tentative de se voir, de se comprendre par son regard à elle, de se (re)trouver certainement. La femme aux seins pâles et aux reins creusés, la voyante rimbaldienne, celle dont la présence devant ma peau nue allait provoquer quelque chose. Quelque chose dont je n’aurais jamais soupçonné la possibilité.

La sérénité. Un apaisement profond. Nu devant une femme habillée, j’étais absolument détendu, apaisé. Je me livrais comme jamais je ne l’avais fait et j’étais bien. J’étais moi. Dans la nudité du corps, j’étais moi. Je n’avais plus rien à cacher, ni l’envie de le faire. Elle était mon révélateur.

La ville, immense, grouillante, était lointaine, à peine audible derrière les rideaux épais. Nos vies aussi. C’était un interstice entre deux vies, cette chambre ainsi que l’heure – sans doute plus, là encore, je ne sais plus – que nous allions, à notre grand étonnement, y passer. Nous allions l’habiter de mon corps et de ses yeux.

Et j’étais en paix. Avec moi, avec elle. Elle qui allait me cartographier, me scruter au plus prêt, au plus intime. Entre deux échanges amusés, les rires francs et les silences juste soulignés par nos respirations, le bourdonnement de la vie dehors et les voix des clients hantant les couloirs, je lui ai dit – elle était alors très proche de mon corps, elle avait demandé, je l’avais autorisée -, que seuls des yeux et des mains en blouses blanches avaient fait cela, souvent, trop souvent (d’autres mains et d’autres yeux l’avait aussi fait, mais si peu). Le corps trahit parfois. La chair fait mal.

Ici, elle était sublimée. 

Elle m’a guidé, elle a expliqué, elle a demandé parfois de me positionner, ou de figer un mouvement qui lui parlait, m’a demandé de prendre les poses que je voulais. Que cette proposition fut étrange. Je fus pris au dépourvu. C’était sans doute le but, faire baisser la garde, aller plus loin dans la mise à nu. J’ai réfléchi une minute, peut-être deux la regardant. Je riais et tentais de masquer mon trouble. Parce que je l’étais, parce que c’était difficile, parce qu’il fallait devenir actif, abandonner la passivité douce et se montrer. Ne pas être ridicule, ne pas être artificiel. Se mettre en scène… non… justement, ne pas se mettre en scène, se mettre en corps. Faire de son corps un propos, choisir un champ sémantique et la laisser faire la syntaxe. Difficile, très difficile. Mise à nu totale. Révélatrice. Impudique. Excitante aussi.

Je me suis mis à genoux, allongé les bras en croix aussi. Deux positions si symboliques pour moi. Je le comprends maintenant.

Lorsque je suis à genoux. Les mains entre les cuisses, cette position du pénitent, de celui qui implore, qui prie ou qui rend les armes.

Je suis un homme à genoux.

Et ça me touche fort. Je suis un homme à genoux lorsque je fais jouir un autre corps que le mien. Lorsque je donne et prends. Je suis un homme mis à genoux par son corps, c’est une autre vérité. Je devais la dire. Je suis fragile. Le montrer me rendra peut-être plus fort. 

Il y eut aussi les bras en croix, crucifiés sur les draps blancs. Couleur et position de réédition. Ou d’offrande.

Bras en croix comme lorsque je danse seul et nu, dans ma salle de bain, derviche de pacotille, préférant la lenteur au vertige.

Je retrouve, comme dans beaucoup de mes textes, des symboles religieux. Un certain mysticisme. Une paraphilie d’athée.

Je l’ai vu aussi se mettre à genoux devant moi, à quelques centimètres de mon sexe, tendre les reins en faisant reposer son buste que le lit, son cul de déesse callipyge se reflétant dans le miroir de la porte d’entrée. Je lui ai dit, je m’en suis amusé. Amusé de me voir nu dans le miroir, le sexe flasque, devant une femme à quatre pattes, ou presque. Le regard fasciné par la cambrure et se demandant ce qu’elle pouvait bien se dire, comment voyait-elle mon corps dans le prisme de son appareil photo ? Comment le découpait-elle ? Le découpait-elle seulement ? Serai-je au moins un peu “beau” ? Que pensait-elle de ce qu’elle voyait, elle, qui avait vu tant d’hommes et goûté certains ?

Questions de mâle. Inévitable. Je ne les ai pas évitées.

Mais ce n’est pas ces questions qui m’ont rempli l’esprit, qui l’ont accaparé.

C’est encore et toujours la paix, l’évidence et la facilité de faire ce que je faisais, ce que nous faisions.

Elle prenait soin de moi. Oui, c’était cela. Elle prenait soin de moi avec ce boîtier de plastique et de verre, extension de ses yeux. Elle me baignait dans sa voix, me lavait de son regard. Et malgré cette pénombre et cette atmosphère de recueillement, ce n’était pas une toilette funéraire. Bien au contraire. C’était foutrement le contraire.

Elle me portait nu hors du tombeau.