Seuls

La réalité est souvent moins belle que le rêve. Pour limiter la blessure, je ne connaissais que deux chemins : refuser la réalité ou m’interdire de rêver. Cette longue solitude forcée, imposée par l’infiniment petit qui paralyse le monde-éléphant, a révélé, jour après jour, les fissures et la lumière. Reine des murailles, j’ai cassé les plâtres jusqu’à la brique, j’ai arraché les armatures de mes certitudes, j’ai découpé les étiquettes de mes vies. Ce long chemin vers une autre langue, effilée au mot près, au souffle parfait, ni synthèse ni parallèle, je le porte dessiné sur la peau, cette peau sensible qui raconte toutes mes antipodes. Quand tu as fait le tour de toi, mangé tes larmes et goûté tes joies, sucé les fantasmes jusqu’à la moëlle, il reste quelques os, le squelette qui se reconstruit, ce qui te nourrit et te définit. Je finissais de ronger l’os quand j’ai croisé ses yeux. Il y avait la ville, les humains autour, le bruit des voitures et les lumières d’hiver. Il y avait toi, il y avait moi. Et un silence inédit dans ma tête. 

Parfois, il y a trop de monde dans un lit, trop d’émotions, trop d’enjeux. Les draps se font nostalgie, ou culpabilité, guerre ou ordinaire, humains envahissants. Sans pour autant éteindre le plaisir, ces invités indésirables déposent dans l’air leurs particules contraires, aimant à pensées, perturbations orageuses, ce plafond a besoin d’être repeint, chut ils vont nous entendre. 

Dégager les draps. Ne poser que la peau, comme une évasion essentielle, une retraite lubrique. Rentrer en dedans de soi, de l’autre, et poser comme frontière le frisson, balises de plaisir, faire le choix, un instant, de se couper du monde, de regarder le fond de la grotte, conscience de l’inconscience, frémissant engagement. Alors, alors seulement, quand tout ce petit monde se tait, je peux plonger dans tes yeux, laisser les sensations être le fil, depuis ce délicat baiser à la commissure des lèvres à l’épileptique humide. 

J’ai posé mon manteau lourd, les poches pleines de la vie du dehors, le sourire masque, les amitiés ardentes et les révolutions. J’ai éteint mon téléphone, comme une ultime étape hors le monde, ce choix délibéré et rare d’envoyer paître les vampires. Il me faudra quelques instants pour recentrer mon attention sur tes silences, te laisser entrer dans mes émotions, ouvrir la porte au plaisir. J’ai toujours préféré les débuts aux fins, la première gorgée au fond de la tasse. Le premier effleurement plutôt que l’ultime convulsion. Alors je suis lenteur. Je goûte chaque fraction de temps, chaque hérissement de poil, chaque battement de paupières, chaque sourire. Tu as cet âge où la peau des hommes devient d’une douceur exquise, juste là, près des côtes. Je le sais avant même d’y presser mes lèvres. Et je suspends le temps. 

Alors les doigts dans le cou. Ce geste intime sans être obscène. Cette peau rarement exposée, sous l’oreille, juste là, badam badam. Habillés, rieurs, intimes. La main qui se glisse sous la mèche rebelle, le long de la mâchoire, pour étreindre la nuque. Essaie. Maintenant. Fais-le. Tu goûtes le froid de la main, le frisson de l’échine, la tête qui s’incline, dégage la clavicule, expose la jugulaire, les doigts dans les cheveux, palpitation ? 

Explorer le sein. L’un. L’autre. Guetter la transformation de la peau, le souffle qui rythme le geste, les côtes qui s’ouvrent, les yeux qui se ferment, le soupir léger. Ce n’est pas un abandon, c’est une complicité. Il n’y a plus dans ces murs que deux corps, et une fréquence joyeuse, celle du désir qui se murmure, de l’appétit du plaisir, de l’instant suspendu, comme une victoire ou une réconciliation. Alors, tu goûtes, quand sa peau se fait velours, quand sa respiration se change en un gémissement grave, quand ta langue trace la courbe de son ventre, les creux, les pleins, les déliés, quand tes doigts légers exposent la chair pourpre et que tes lèvres se font soie autour du gland délicat, tu goûtes l’essence de l’instant, et tu voudrais que cela dure encore, une minute, une heure, une nuit, cette exploration sans code ni limite, cette rencontre évidente entre ta peau et la sienne, son corps qui s’enroule autour de tes doigts, et tes hanches rodéo, et ce sexe qui palpite, se gonfle de sang, de vie, de plaisir, et tes reins qui s’affolent, et -respire-  cette larme solaire, cette humidité aux saveurs nouvelles, ton sourire et le sien, et se serrer fort, très fort, comme si on avait réinventé l’humain. 

Après, on se souvient, on ressuce le souvenir du plaisir jusqu’à la trogne. Les cheveux tirés, la main ferme sur la fesse, le grain de beauté. Les mots murmurés, les Oui francs et les répits tendres. Après, les doigts salés d’agrumes, et la peau tatouée des étreintes, le lit parfumé à l’homme et le sommeil si doux. Après, surtout, l’absence du moindre regret, cette conscience d’avoir vécu ce qui devait l’être, ni plus, ni moins. Il en va de ceux qui nous enchaînent comme de ceux qui nous libèrent : sont-ils seulement conscients de ce qu’ils font ?