Très cher Gabriel

2 novembre 2021  

Très cher Gabriel,

Te souviens-tu comme j’ai très vite  abandonné le vous sacré, bien avant notre rencontre ? Nous usons, encore aujourd’hui, de ce tu familier,  réservé aux proches très proches. Le tu sans pudeur, si ce n’est la connivence, le tu des histoires sans danger, le tu de ceux qui s’aiment bien, vraiment bien. Le tu de ceux qui se troublent au même objet, sans un seul instant se regarder l’un l’autre. Nous aimons  les hommes. Quelle fabuleuse liberté cela nous donne ! Oui, nous aimons les mêmes plaisirs. Et cela fut un immense trouble.

Je n’avais aucune raison de me méfier de cette évidente complicité. C’est vrai, j’aime les défis, j’aime chatouiller les tabous, dévier des normes sociales. J’aime par-dessus tout les labels “Ne pas toucher merci”. J’aime les hommes mariés, j’aime être le jardin où nul ne pénètre. J’aime appartenir sans partager mes failles, sans dévoiler mes zones d’ombre. J’aime le temps partiel, j’aime les heures de feu, et la solitude après. J’aime maîtriser mes flammes, j’aime dormir seule.

Quand j’ai découvert tes mots, j’ai été submergée. C’est le miroir le plus cru,  ce goût du cul des hommes, cet émoi à la chair palpitante. Tes mots, c’était moi. 

Cette improbable rencontre, nous l’avions décidée un soir d’ivresse, quand à nuit les oiseaux dorment, et ne restent à veiller que les jeunes parents et les auteurs nyctalopes. Tu te souviens ? Tu m’avais écrit une de ces lettres soyeuses et passionnées dont tu as le secret, jouant des mots comme du désir. La longue correspondance qui suivit nous occupa tout au long du confinement. Tu m’interrogeais avec légèreté, pour nourrir la vie amoureuse d’un personnage de roman, je te répondais avec la fièvre des âmes transcendées par le sexe. Nous avons des mois durant questionné les mots et les goûts, les fantasmes et les sévices. Faut-il huiler le cul ou le lécher ? Faut-il fouetter ou mordre le téton ? Dans ce cas, levrette ou amazone ? Que penses-tu d’une fellation dans un parc public, cliché, non ? Et si c’était elle qui le masturbait, pendant qu’il lit ?

Quand mon roman, le troisième déjà, fut terminé, je t’ai envoyé en relecture ces chapitres bouillonnants, écrits les nuits où tu me contais tes indécentes fantaisies masturbatoires. Il y avait de toi dans mon histoire, et réciproquement. Les auteurs devraient toujours être prudents, quand ils jouent avec la réalité. 

J’étais en France, enfin un voyage!, pour célébrer cette parution dans un antre du péché parisien, un secret bien gardé, un bijou d’intimité, un espace de liberté. “Je serai là, Ma Douce”, m’avais-tu murmuré au téléphone, comme une promesse légère, un gage d’amitié, ces présences qui rassurent et donnent confiance. “Je serai là.” 

“Ne cherchez pas le réel dans mes mots” disais-je alors aux journalistes qui me demandaient d’expliquer mes écrits. “Car même moi, parfois, je ne sais pas faire la différence”. 

Je ne suis pas une femme d’étiquette. Je fixe des règles ici que je bafoue là-bas, je suis à la fois inculte et dévote, je suis romantique et lubrique. Est-ce que les mots disaient de moi plus que ce que ma peau t’a confié ? Je ne crois pas. 

Ce jour où tu as glissé ta langue dans mon sexe m’a racontée mieux que tous les verbes du monde. Tu as goûté la mandarine et l’amande, la figue et la rose. Je me souviens de ton hésitation, alors que ton sexe se dressait lentement, répondant contre toute attente à nos nudités de velours. Faut-il goûter aux femmes pour être sûr de ne point les aimer ? Quelle adorable naïveté, t’ai-je dit. Tu en goûtes une, tu ne sais rien des autres. Celle-ci aime ta douceur, celle-là ta sauvagerie. Mon côté chat me donne le goût de tout. Pourquoi devrais-je choisir ? “C’est étrange”, dis-tu. Et pourtant tu sais. Tu savais, même avant.  Tu savais que ma langue serait douce, même si mon menton l’était aussi.  Tu savais toi-même que mon poing dans ton cul ressemblait à n’importe quel poing, peu importe ce que j’avais entre les jambes. Ce n’était pas la langue, ni le poing qui nourrissaient notre avidité. 

Nous avons cette nuit-là vécu trois vies : celle de ton personnage, celle du mien, et la nôtre. Il y avait les peaux frissonnantes, les feulements et le foutre que tu étalais en de petits ronds joyeux sur mes reins. Il y avait le fou rire des explorations impudiques. Il n’y avait pas d’enjeux, rien à perdre, rien à gagner de cette unique nuit partagée, si ce n’était s’offrir un hôtel bien au-dessus de nos moyens d’artistes confidentiels. Et nous avons tout gagné : la joie, et l’indéfectible amitié. Je sais comment tu râles quand tu jouis, tu sais la douceur de ma peau, je sais quand tes reins palpitent autour de mes doigts, tu connais maintenant le goût de l’eau de la fontaine. 

Tu sais aussi que, par-dessus tout, j’aime la liberté plus que la laisse. L’écriture est ma cour de récréation, mon lit infidèle, mon espace de jeu. Ecrire, c’est être libre, peu importe la vie. Je peux inventer les jouissances les plus douces, les extases absolues, la rudesse ou l’abandon, y prendre un plaisir fou, et parfois partagé, et dans le même temps abandonner tout scénario quand un sexe droit vient me flatter. Tu étais prévenu.

Il me tarde de lire ton prochain chapitre, tendre Gabriel. 

Ce texte est la réponse au délicieux “Douce Nora”, écrit par Gabriel Kevlec, dans le cadre du concours lié à la sortie de mon dernier recueil, “Être la femme contrebasse”. Vous pouvez lire le texte de Gabriel en suivant ce lien.

La musique pendant : Papa was a rolling stone, des Temptations. Forcément.